« La Région, un espace de mobilisation, fonctionnel, de gouvernance » Entretien avec Romain PASQUIER

Publié le par l'agora de Bretagne

 

 

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L’Acte III de la décentralisation est aujourd’hui sur le métier. Romain PASQUIER, directeur de recherche au CNRS, vient de publier aux éditions de SciencesPo.Les Presses un ouvrage qui tombe à point nommé pour saisir les enjeux et les éléments d’un débat de moins en moins accessible aux citoyens. 

 

Dans « Le pouvoir régional, mobilisations, décentralisation et gouvernance en France », Romain PASQUIER défriche le cheminement de la décentralisation à la française en adoptant une nouvelle sociologie du fait régional. Une approche au final passionnante qui nous montre une France contemporaine en mouvement depuis ses territoires, dans sa diversité, dans ses différences. Il a accepté de répondre aux questions de l’Agora et nous l’en remercions vivement. 

 

Référence de l’ouvrage : http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/livre/?GCOI=27246100578740

 

 

L’Agora de Bretagne. Vous venez d'éditer un ouvrage qui fait la somme de 10 ans de vos travaux sur la décentralisation. J'imagine que ce genre de coup d'œil dans le rétroviseur n'est pas anodin puisque, quelque part, vous refaites le long chemin entre le commencement et ce qui n’est certainement pas la fin de vos recherches mais le point d'étape où vous êtes rendus. Où en est votre recherche et plus largement celle sur le pouvoir régional ?

Romain PASQUIER. Les recherches sur le fait régional et la décentralisation en France sont éclatées entre plusieurs disciplines (droit, science politique, histoire, sociologie, géographie) qui dialoguent rarement. Le premier défi de cet ouvrage était donc d'essayer de faire une synthèse des approches et travaux récents sur les dynamiques régionales puis, dans un second temps, de construire un regard qui permettent de mieux comprendre certains blocages du modèle français d'administration publique. Ce que j'essaye de faire aujourd'hui, c'est d'analyser les interactions entre régionalisation, métropolisation et globalisation. Cela m'amène à faire des comparaisons bien plus larges entre régions du monde (Amérique latine, Asie du sud-est, Afrique de l'Ouest, Maghreb). Là encore, cela me permet de mettre en perspective les évolutions du modèle français et des modèles européens au regard d'autres expériences plus lointaines mais extrêmement dynamiques.
 

L’Agora de Bretagne. Vous constatez l'affirmation du fait régional dans une république jacobine comme celle de la France et pour ce faire votre travail d'analyse repose sur trois axes pour saisir cette réalité : les mobilisations, la décentralisation, la gouvernance. Comment les justifiez-vous ?
 
Romain PASQUIER. La région est un espace politique mouvant dont les frontières font toujours l'objet de luttes de définition. Une variété d'acteurs politiques, culturels, économiques et institutionnels ont contribué et contribuent à son institutionnalisation. Ainsi, la région est tout à la fois un espace de mobilisation, un espace fonctionnel et un espace de gouvernance. Qu'est-ce que cela signifie ? Que depuis le XIXe siècle des acteurs culturels et politiques sont parvenus à faire exister certains espaces régionaux à travers des récits identitaires différenciés (Pensons à la Bretagne par exemple). Mais ils ne sont pas les seuls. L'Etat et l'Union européenne à travers des politiques d'aménagement du territoire ou de décentralisation ont également largement contribué à fabriquer les espaces régionaux en France et en Europe. Enfin, plus récemment les institutions régionales, par les politiques publiques qu'elles co-produisent participent également à l'institutionnalisation des espaces régionaux. Analyser et comprendre le fait régional suppose de penser ensemble ces dynamiques qui souvent se combinent.
 
 
L’Agora de Bretagne. La sortie de cet ouvrage est opportune puisqu'un acte III de la décentralisation est en cours d'écriture dans notre pays. La France est-elle si singulière dans l'espace institutionnel européen ? Quelles sont les freins à la décentralisation à la française qui n'est pas un objet clairement identifié comme une régionalisation par exemple même s’il est indéniable que le fait régional s'est affirmé ?

 
Romain PASQUIER. Le vieux clivage révolutionnaire entre jacobins et girondins a muté en un clivage entre départementalistes et régionalistes. Ce clivage traverse toutes les familles politiques, syndicales et socioprofessionnelles. Les premiers sont favorables au statu quo territorial, à un modèle français immuable issu de la Révolution avec ses 36600 communes, ses départements incarnant l'égalité républicaine. Les seconds sont favorables à l'intercommunalité et plaident pour une refonte du modèle territorial français sur une base plus régionalisée. Depuis le référendum de 1969 sur la régionalisation, les départementalistes l'ont toujours emporté sur les régionalistes car ils sont mieux organisés (AMF et ADF), plus nombreux et, via le cumul des mandats, disposent de puissants relais au Sénat et à l'Assemblée nationale. Cependant, à mesure que les comparaisons européennes se généralisent et se précisent, la pression sur le modèle français d'organisation territoriale s'accentue. La crise pourrait ainsi affaiblir durablement les départementalistes avec une interdiction stricte du cumul des mandats et un renforcement du pouvoir économique des régions.
 


L’Agora de Bretagne. J'ai quand même l'impression que ces débats institutionnels, certes importants mais dont les citoyens sont éloignés, restent compliqués à animer en France, que ce soit dans la relation de l'Etat avec ses territoires ou de l'Etat avec l'Europe. Plus d'intégration européenne, c'est plus de fédéralisme et au final moins d'Etat...N'existe-t-il pas tout de même un blocage bien français, la recherche d'un Etat fort, parfois même replié derrière ses frontières, comme si on n'était pas encore totalement sortis de l'époque nationaliste et des colonies, des Trente glorieuses... N'est ce pas au fond une question d'imaginaire collectif ? 

 

Romain PASQUIER. Oui vous avez raison, la décentralisation grande cause démocratique dans les années 1970-80 a été progressivement captée puis monopolisée par la technostructure et les élus. Il est bien difficile aujourd'hui de mobiliser la société civile sur ces questions, la convaincre des enjeux. Pourquoi ? L'opacité et la complexité sont les alliés objectifs des partisans du statu quo. En 30 ans, la décentralisation est devenue tellement complexe en termes de structures et de circuits de financement qu'elle n'est plus comprise que par quelques experts. Devenue illisible pour le citoyen, la décentralisation "à la française" reproduit une forme d'irresponsabilité politique. Alors qu'une partie des réponses aux blocages du modèle français sont sans doute à trouver dans un nouveau contrat territorial entre les citoyens, l'Etat et les collectivités. Ce paradoxe cruel fait le jeu des attentistes et des départementalistes. 

 


L’Agora de Bretagne. Est ce qu'au final une réelle alternative à la politique des petits pas est concevable dans notre pays quand les citoyens sont globalement indifférents à la question et que les lobbys institutionnels s'activent toujours aussi fortement en coulisse ? 

 

Romain PASQUIER. Sous la Ve République, le seul à avoir tenté de réformer l'organisation territoriale par référendum s'appelait Charles de Gaulle et il a perdu... On imagine donc la prudence des décideurs. La France est un des pays qui a les plus grandes difficultés à gouverner "à froid". Elle n'a su le faire que lors de ruptures fondamentales (Révolution française, avènement de la IIIe République, après les deux guerres mondiales). Pour connaître une réforme de plus grande ampleur, plus radicale, je pense qu'il faudrait que la crise financière s'accroisse encore pour que l'on soit forcé de faire des choix. Mais doit-on le souhaiter pour nos compatriotes ? Ce qui est affligeant, c'est finalement l'incapacité des élites dirigeantes, par lâcheté ou faiblesse, à trancher des questions fondamentales (carte communale, couple départements/régions, fiscalité locale...). Si, en France, l'Etat est fort dans l'imaginaire collectif, les gouvernements sont en réalité très faibles en comparaison d'autres pays, tant ils sont perméables aux lobbys corporatistes.

 


L’Agora de Bretagne. Dernière question : ne pensez vous pas qu'il y ait une opposition à promouvoir le fait régional qui disons traduit un intérêt pour l'aménagement du territoire et le fait métropolitain qui s'inscrit plus dans le verbiage économiste de la compétitivité des territoires ? N'y a-t-il pas là un biais politique, une contradiction politique et quasiment idéologique fondamentale ?

 

Romain PASQUIER. Je ne crois pas. Je ne suis pas de ceux qui opposent fait métropolitain et fait régional. Si on ne les pense pas ensemble, on ne s'en sortira pas. Le fait métropolitain doit permettre d'organiser des fonctions essentielles d'attractivité économique tandis que le fait régional doit assurer une juste répartition des richesses et des services publics sur le territoire. En cela le modèle allemand est riche d'enseignements, c'est l'un des pays européens où le PIB par habitant est le mieux réparti sur le territoire grâce à un réseau de grandes villes et de länder puissants qui contribuent à une croissance économique plus équilibrée.


Un rendez-vous. Jeudi 29 novembre à 20 h 30, Romain Pasquier est l’invité de l’Union Démocratique Bretonne qui organise à la Petite salle de Robien à Saint-Brieuc un débat sur la décentralisation.


 

Publié dans Territoires

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