Le numérique sous la menace d’une vision capitaliste, liberticide voire prédatrice des réseaux

Publié le par l'agora de Bretagne

Le numérique sous la menace d’une vision capitaliste, liberticide voire prédatrice des réseaux

Les opinions publiques doivent se saisir de la question de l'Internet

Par Nicolas KERDRAON

La Région Bretagne a choisi de se lancer dans un ambitieux projet de développement du très haut débit (THD), s'appuyant notamment sur un déploiement du FTTH (Fiber To The Home), complémentaire de celui des opérateurs privés et des autres collectivités qui ont déjà investi dans ce domaine. Les communications numériques à haut débit sont vues désormais comme un droit élémentaire par les citoyens qui réclament l'égalité face « au réseau », comme une source de croissances économiques pour les entreprises et comme un impératif de compétitivité pour les collectivités.

« Internet », réseau des réseaux, est en train de devenir « LE » média de ce début 21ème siècle, le point de convergence de tous les moyens de communications artificiels connus jusqu’ici. Les progrès techniques des technologies d’accès aux réseaux de communication, notamment selon les axes de la mobilité et du haut-débit, permettent cette convergence. Il n’existe plus de service de communication qui soit impossible via les réseaux IP et tout réseau « isolé » ou « autonome » semble voué à disparaître dans les 20 ou 30 prochaines années. A ce titre le cœur des réseaux de téléphonie historiques, les cœurs de réseaux commutés, vivent un lent déclin même si leur couverture très large leur permet encore de résister. Les lignes cuivre héritées de ce réseau sont aujourd'hui cannibalisées par les accès numériques haut-débit. L’accès à la télévision ou l’accès au téléphone était considéré comme un droit dans la 2ème partie du 20ème siècle, l’accès à l’Internet est devenu ce « droit » à la communication, qui est fondateur de nombreuses libertés (d’association, de réunion, d’accès à l’information et à la culture, etc.) et que les citoyens réclament aujourd’hui au nom de l’égalité.

L’interconnexion par la fusion des usages

Les réseaux actuels se sont déployés en parallèle les uns des autres, en répondant à des usages différents : les réseaux de téléphonie fixe historiques, les réseaux mobiles, les réseaux de données, mais aussi les « médias » (presse écrite, radio, TV, édition …). Tous ces « réseaux » sont poussés à l’interconnexion par la fusion des usages. Les utilisateurs veulent avoir accès à toutes les données, à tous les services, partout et sur tous supports. Une tablette en est une excellente illustration : ni ordinateur, ni télévision, ni téléphone, elle est un peu tout cela à la fois et connectable à volonté à différent type de réseau (Wifi, 3G mobile, Ethernet/ADSL/Fibre). Un accès réseau est vu au travers d’une simple interface un peu comme une gigantesque clé USB mise à jour en temps réel.

Cette volonté d'avoir accès à tout, partout, tout le temps, nous amène naturellement à nous interroger. La progression de la demande en débit se poursuivra-t-elle au même rythme ? Les progrès techniques et l'extension des réseaux pourront-ils répondre à cette demande ? Les inégalités face au réseau vont-elles continuer à augmenter ? C'est là qu'interviennent les pouvoirs publics, sensés garantir la liberté, la sécurité et l'égalité des citoyens. Jusqu'ici le citoyen internaute a été traité par les pouvoirs publics dans beaucoup de pays sous l'angle du « consommateur ». Consommateur qui fait ses achats en ligne mais aussi consommateur qui télécharge de la musique non libre de droit. Consommateur qui possède plus d'un téléphone portable par personne et qui est traité comme une vache à lait par les opérateurs. On voit par exemple Sarkozy traiter l'Internet comme « une source de croissance » d'un côté et comme un repère de pirates et de délinquants sexuels par ailleurs. Il voit l'Internet comme une vaste zone d'anarchie et de non droit mais qui facilite les échanges commerciaux ce qui permet une certaine progression de la croissance du PIB (ce qui mérite débat là aussi). A contrario, les révolutions arabes ou islandaises ou encore la révolte espagnole des « indignados » montrent comment le réseau peut servir d'accélérateur et de caisse de résonance à la soif de liberté et d'égalité des individus.

La fracture numérique est-elle réellement anti-démocratique ?

Aujourd'hui, les décisions des opérateurs privés de réseau sont tirées par les revenus, avec la volonté de maximiser l’ARPU (Average Revenu Per User) et de minimiser les coûts opérationnels (achat, installation, R&D, SAV, etc.). D’où la croissance phénoménale du mobile (qui est aussi bien évidemment liée aux qualités intrinsèques de cette technologie), la décroissance des réseaux fixes et la relative lenteur du déploiement de l’optique. Ces opérations ne sont menées par les opérateurs privés que si elles ont un sens économique. Demain, il est probable que les connections fixes devront être très nettement supérieures en débit et en qualité, par rapport au Wireless pour avoir un sens. On risque de se diriger vers un duo [Smartphone 4G + ligne data fixe > 20 Mb] pour tout le monde. Le « sans-fil » soulève des questions de pollution de l’environnement qui restent à résoudre. On peut penser que la tendance sera [FTTH, ADSL et 4G] dans les zones denses et [ADSL, 4G] voire même 4G seule dans les zones rurales, cette techno permettant des débits suffisants pour ne pas avoir à revisiter les réseaux fixes ce qui serait très coûteux.

Apparaît ici une fracture numérique mais qui n’est pas anti-démocratique. En effet, il convient de définir ce qui est de l’ordre du « droit de chaque citoyen à avoir accès aux réseaux de communications modernes dans de bonnes conditions » et ce qui relève de « consommation de services à valeur ajoutée ». Il est vrai que les citoyens des zones rurales n’auront pas accès à 3 chaînes TV HD, plus 50 Mb de débit Internet sur FTTH. Mais ils auront accès à des chaînes HD par la TNT et à des VOD HD par satellite moyennant un coût d'abonnement qui ne sera pas très différent du coût de ces mêmes services sur accès FTTH ou DSL. Le « droit » du citoyen s’exprime ici en débit : garantir l’accès de tous les citoyens aux réseaux de communications modernes dans des conditions d’égalité acceptables nécessite que chaque citoyen ait accès à environ quelques Mb de données, à son domicile quelque soit la technologie utilisée.

Tout le monde n’aura pas le même débit ? Soit. Aujourd’hui, si vous habitez à Callac, vous n’avez pas accès aux mêmes services qu’un Parisien. Vous n’avez pas les derniers films en 3D le jour même de leur sortie, vous n’avez pas des dizaines de pièces de théâtre proposées quotidiennement, vous ne pouvez pas aller voir jouer l’équipe de France au tournoi des 6 nations et vous êtes contraints de prendre votre voiture pour aller au travail, à la mairie ou à l’école, etc. Lutter contre les inégalités est une valeur fondamentale de la gauche mais il est important de concentrer les moyens financiers sur la lutte contre les inégalités qui fondent la liberté et la démocratie. Les libertés d’expression, de communication, de réunion, d’association et d’accès à l’information : voilà les libertés concernées par l’Internet.

Le « FTTH pour tous » revient à réclamer une clinique de chirurgie esthétique ou une école polytechnique dans chaque chef lieu de canton. Une école primaire dans chaque village, un centre médical de proximité dans chaque canton, oui. Mais l’absence de « Dysneyland » en basse Bretagne ne constitue en rien une entorse grave à la démocratie, à la liberté et à l’égalité entre citoyen.

Les milliards investis dans le numérique doivent reposer sur une réflexion de fond, politique, par rapport aux problématiques complexes car à la fois démocratique, sociologique, technique et économique. Les communications numériques haut-débit représentent une porte ouverte sur le monde. Les opinions publiques doivent se saisir de la question de l'Internet, sous peine de laisser prospérer une vision capitaliste et liberticide voire prédatrice des réseaux.  Alors que si les citoyens s'en saisissent, si la liberté d'expression mais aussi l'interopérabilité, la convergence, l'égalité d'accès et l'ouverture (open source, open data, open gouvernement) en restent la base, le réseau peut être à l'origine de la constitution d'une opinion publique mondiale, d'une démocratie participative effective et de la mondialisation des droits de l'homme (enfin), de la démocratie et de la liberté.

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Publié dans TRANSITION

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